Dans la continuité de l’article publié en octobre 2009 sur les nouveaux projets de centrales hydro-électriques au Chili (DIAL 3074), DIAL publie dans ce numéro deux textes parus fin septembre sur le site de Noticias Aliadas et présentant les luttes en cours contre des projets de construction de barrages au Brésil et au Pérou.
« À partir de là, on serait dans l’eau », constate Aldo Santos, représentant de Servicios Educativos Rurales [1] (SER), organisation non gouvernementale qui oeuvre dans la région de Puno, dans le sud des Andes péruviennes, tandis que le véhicule avance sur la Route interocéanique sud et quitte le village de San Gabán, dans la province de Carabaya [2].
La route, qui relie l’état brésilien d’Acre aux ports du sud du Pérou, présente des tronçons en asphalte luisant qui alternent avec des parties de chaussée simplement en dur. De gros engins continuent à travailler sur les bas-côtés.
La vision futuriste d’une zone submergée à laquelle Aldo Santos fait allusion est celle de la situation qui existerait une fois construite la centrale hydroélectrique d’Inambari, projet qui donnerait naissance à un bassin de 410 km² sur la rivière du même nom.
Ce grand barrage, situé à la croisée des départements de Cusco, Puno et Madre de Dios, aurait une production de 2000 MW, dont 75% iraient au Brésil, conformément à l’accord énergétique conclu entre ce pays et le Pérou en juin dernier. L’accord prévoit la construction d’au moins six centrales hydroélectriques au Pérou, qui seront gérées par des entreprises brésiliennes pendant 30 ans ; en vertu du traité, l’état péruvien devra vendre l’énergie excédentaire au Brésil.
La centrale d’Inambari coûterait quelque quatre milliards de dollars, auxquels s’ajouteront les décibels produits par le conflit social autour du projet.
Puerto Manoa, dans la province de Carabaya (Puno), fait partie des plus de cinquante localités qui seraient recouvertes par les eaux. Víctor Alarcón, président des Rondas Campesinas (Patrouilles paysannes) de la zone, est catégorique : « Nous défendrons notre village jusqu’à la mort. C’est ici que nous vivons et que nous travaillons. »
En effet, l’immense barrage inonderait environ 46 000 hectares, provoquerait le déplacement de plus de 15 000 personnes et – le comble – recouvrirait d’eau plus de 10 kms de la fameuse route interocéanique, dont la construction se poursuit comme si de rien n’était. Incroyable mais vrai.
En outre, il bouleverserait tout l’écosystème constitué par la zone tampon du Parc national Bahuaja-Sonene, réputé dans le monde pour sa très grande biodiversité et catalogué par la National Geographic Society comme l’un des sites naturels les plus emblématiques de la planète. L’impact de la centrale serait manifestement démesuré.
Des organisations comme l’Asociación Civil Labor et ProNaturaleza se sont insurgées contre l’inégalité des conditions négociées entre le Brésil et le Pérou pour la construction du barrage, selon lesquelles le Pérou « supportera la plus grande partie des frais, des risques et des incertitudes économiques, sociales et environnementales liés au projet, sans une indication claire de la participation aux bénéfices et sous la menace d’une aliénation effective, par des acteurs étrangers, de ressources qui appartiennent au patrimoine national ».
Zone touchée
Un des arguments avancés pour défendre le projet, issu de l’exécutif péruvien et de l’Empresa de Generación Eléctrica Amazonas Sur (EGASUR) [3], entreprise d’électricité à capitaux brésiliens chargée de la concession, est que l’on se trouve dans une zone déjà transformée. Il est vrai que ce n’est pas un secteur préservé, loin de là, et que ses habitants ne sont pas non plus des Indiens de l’Amazonie.
Ce sont plutôt, comme le rappelle Santos, des migrants venus des hauteurs de la région de Puno, qui se sont installés en bas en quête de terres cultivables. Ils vivent là depuis environ cinquante ans et se consacrent principalement à la culture du cacao, de l’ananas, de la banane et du yucca ainsi que, à moindre échelle, à la pêche et à l’extraction artisanale d’or dans le lit de la rivière Inambari.
On ne peut donc pas dire qu’il s’agit d’une zone préservée, mais le problème vient du fait que, comme le signalent les SER et d’autres organisations, le projet finira par détruire une zone déjà abîmée. Des conséquences en chaîne sont à prévoir pour diverses raisons d’ordre social et environnemental.
Près du débouché que l’on projette pour le bassin, pour ne citer que l’un des risques, se trouve Mazuko, à l’entrée de la zone de Huaypetue (département de Madre de Dios), qui est un des lieux les plus dégradés de toute l’Amazonie péruvienne à cause de l’extraction sauvage d’or. Avec l’arrivée d’une masse de gens, il n’est pas exclu qu’une partie des déplacés vienne aussi se livrer à cette activité dommageable et illégale.
« On ne nous a pas bien expliqué ce que nous allons faire quand nous quitterons les lieux », regrette Olga Cutida, présidente du Comité de lutte d’Inambari. Selon elle, l’entreprise leur a proposé une nouvelle maison, confortable, dans la région voisine de Cusco, mais il reste à éclaircir quelle va être leur activité une fois qu’ils auront déménagé.
Selon des sources d’EGASUR, les déplacés participeraient à la construction du barrage, qui demanderait une main-d’œuvre de quelque 4 000 personnes ou plus, pendant quatre à cinq ans. De plus, le mouvement qu’engendrerait le mégaprojet accroîtrait le commerce, ce que certains petits entrepreneurs de Mazuko voient d’un bon œil.
Cependant, le résultat final, de l’avis des spécialistes des SER et d’autres associations, est très problématique : davantage de dégradations dans un écosystème déjà bien touché, davantage de personnes déplacées, multiplication des activités informelles, effets sur l’ichtyofaune des cours d’eau, déjà naturellement rare. Sans compter le gaspillage qu’entraînerait la submersion de l’Interocéanique : une bonne partie du travail ardu qui a été accompli pour ouvrir et asphalter la route devrait être recommencée à un autre endroit. Pour couronner le tout, ce projet pourrait déboucher sur un conflit entre la région de Puno, qui comptait déjà sur cet axe routier, et celle de Cusco, par où passerait le nouveau tracé.
épicentre de la résistance
À Puerto Manoa, que l’on pourrait qualifier d’épicentre de la résistance, l’opposition au projet est vive, comme en témoignent des affiches où l’on peut lire : « Non au barrage d’Inambari ». Dans la plupart des villages qui seront inondés, la situation est la même, à la différence des villages extérieurs au barrage, où les avis divergent et dans lesquels l’entreprise a commencé ses activités.
EGASUR doit obtenir son autorisation sociale pendant sa concession temporaire, qui vient à expiration cette année. Pour cela, elle doit organiser des ateliers dans les zones concernées, ce qui a été impossible aux endroits où la seule idée de construire le barrage est absolument inacceptable. On lui refuse tout simplement l’accès.
Tandis que la tension croît dans la zone, les partisans de la centrale considèrent que le projet doit aller de l’avant pour la raison suivante : il signifie une amélioration des relations avec le Brésil, pays auquel est destinée la plus grande partie de l’énergie qui serait produite à Inambari.
La raison pour laquelle la puissance émergente, en outre, a besoin de cette source d’énergie est bien expliquée dans l’ouvrage Amazonia Peruana en 2021, de Marc Dourojeanni, Alberto Barandiarán et Diego Dourojeanni, paru l’an passé. Les auteurs évoquent « l’augmentation de la demande insatisfaite de ce pays de 200 millions d’habitants, fortement industrialisé, qui a déjà épuisé son potentiel technique et environnemental ».
L’avocat Mariano Castro, de la Société péruvienne du droit de l’environnement (SPDA), critique l’absence de consultation ainsi que la rapidité avec laquelle l’accord énergétique a été signé et le projet d’Inambari lancé. Une rapidité telle qu’on ne semble pas voir la bombe à retardement sociale qui est prête à exploser sur les lieux de l’opération.
Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3125.
Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
Source (espagnol) : Noticias Aliadas, 30 septembre 2010.
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