Le tourisme de masse en question
Le Pérou à l’heure des Marco Polo du dimanche
par Benoîte Labrosse


Dans les Andes, le Machu Pichu, la célèbre « cité perdue des Incas », a échappé à la cupidité des Conquistadors espagnols. Il a résisté à des siècles d’abandon et aux assauts répétés de la jungle. Il a même tenu tête au terrible tremblement de terre du 16 août 2007. Mais pourra-t-il survivre au tourisme de masse ?

L’univers du tourisme est en constante expansion. Au point où la planète apparaîtra parfois bien petite. « Le nombre d’arrivées de touristes internationaux est passé de 25 millions en 1950 à 842 millions en 2006 », affirmait récemment Francesco Frangialli, secrétaire général de l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT), une agence de l’Organisation des Nations Unies (ONU) qui fait depuis 1970 la promotion du tourisme responsable, durable et accessible à tous. M. Frangialli estime qu’« en 2005, les recettes du tourisme ont atteint 680 milliards de dollars US, ce qui en fait un des secteurs les plus importants du commerce international ».

Le Pérou, troisième plus grand pays d’Amérique du Sud, fait partie d’une liste de 46 pays « pauvres » pour qui le tourisme constituerait désormais « l’une des principales sources de devises  » selon l’OMT. En 2005, le pays a accueilli pas moins 1,5 million de touristes, et ce nombre semble en progression constante. C’est dire que le secteur touristique constitue le gagne-pain d’une part de plus en plus importante de ses 27 millions d’habitants. Quand on sait que près d’un Péruvien sur deux vit encore dans la pauvreté, cela ne peut pas être minimisé.

Mais il ne faut pas crier victoire trop vite, selon le sociologue belge Bernard Duterme, directeur du Centre Tricontinental (CETRI), un organisme de recherche et de documentation sur le développement et les rapports Nord-Sud. Dans un article paru l’an dernier dans la revue Alternatives Sud, M. Duterme précise que « si le secteur est effectivement un important fournisseur de postes de travail, la qualité des emplois générés varie. Souvent précaires ou saisonniers, ils s’adressent d’abord à une population sous-qualifiée, sans protection sociale ».

L’absence d’autres sphères économiques fortes fait aussi craindre au sociologue un dérèglement financier national majeur en cas de fléchissement de l’afflux touristique. De plus, il est légitime de se demander si le tourisme favorise véritablement les échanges culturels, et s’il profite vraiment aux habitants des pays visités. Par exemple, comme les touristes raffolent des coutumes et des activités traditionnelles, il est facile d’être tenté d’en faire des activités lucratives. C’est ce que Bernard Duterme nomme la « folklorisation commerciale ». Les îles flottantes des Indiens Uros, dans les eaux péruviennes du lac Titicaca, en sont un exemple flagrant. Les îles artificielles, fabriquées en totora, une variété de roseaux flottants, sont devenues une étape touristique obligée. Pourtant, les « habitants » qui les font visiter aux voyageurs ne sont même plus des Uros, la dernière descendante étant décédée en 1959, emportant leur dialecte dans sa tombe ! De plus, les îles sont maintenant de vraies « attrapes-touristes » offrant restaurants, hôtels, bureaux de poste, béton et panneaux solaires... Bonjour le mode de vie traditionnel !

Yoan Pando Diaz, guide touristique indépendant originaire de Cusco, non loin du Machu Pichu, est bien consciente de cette commercialisation des traditions. « On en garde certaines parce que ça attire les touristes, mais, en même temps, on les modifie pour qu’elles leur plaisent davantage. Dans l’île d’Amantani [sur le lac Titicaca], par exemple, les femmes célibataires se couvrent traditionnellement le visage pour ne pas être vues des hommes. Elles portent aussi des jupes colorées, les femmes mariées devant se contenter de noir. Aujourd’hui, toutes les femmes portent des jupes colorées et plus aucune ne se cache le visage au passage des inconnus, parce que ça fait de plus belles photos ! »

D’un autre côté, « les vêtements traditionnels sont en voie de disparition, car les jeunes préfèrent les jeans et les tee-shirts, symbole de modernité et de richesse  », poursuit le guide, lui-même vêtu de denim et d’un coupe-vent d’une célèbre marque étasunienne.

La profession de M. Pando Diaz, dûment réglementée et assortie d’un cours universitaire de cinq ans, apparaît de plus en plus en vogue au Pérou, comme toutes celles reliées au secteur touristique. Selon Bernard Duterme, un grand nombre de professionnels, notamment en provenance des domaines de l’éducation et de la santé, y réoriente leur carrière dans le but d’améliorer leur revenu. Le spectre de dangereuses pénuries et d’un dérèglement social se pointe donc à l’horizon, car le développement du secteur se fait à son avis « au détriment des activités agricoles ou des savoir-faire traditionnels ».

La fréquentation continue des touristes occidentaux peut également provoquer des effets secondaires psychologiques malheureux. « Les Péruviens ne voient que des touristes en beaux vêtements de sport, appareils photos numériques au cou et espadrilles dernier cri aux pieds. Ils croient donc que tous les Occidentaux sont fortunés et qu’ils ne possèdent que de belles choses », explique Geneviève Guay, copropriétaire de l’agence de voyage Peru del Mundo Internacional. Cette Lavalloise, installée dans la capitale péruvienne depuis huit ans, joue entre autres choses le rôle d’intermédiaire entre la branche québécoise de l’agence Club Aventure et les guides locaux comme M. Pando Diaz. « La vision idyllique que leur renvoient les voyageurs provoque chez des Péruviens une irrésistible envie de quitter leur pays pour déménager dans un Occident qu’ils croient parfait. Certains y rêveront toute leur vie ! »

Les enfants du tourisme

Les contrecoups du tourisme ne semblent épargner personne, et surtout pas les enfants. Les uns et les autres tablent en effet sur leur innocence, leur troublante beauté et leur pauvreté pour toucher les cordes sensibles des voyageurs et, ainsi, leur faire délier les cordons de leur bourse. Il n’est pas rare de rencontrer de très jeunes enfants sur les places publiques, engoncés dans leurs habits traditionnels, proposant de se faire photographier pour quelques sols, la monnaie péruvienne, ou vendant des souvenirs qu’ils « disent » avoir fabriqués. Peu de touristes résistent à un joli minois, et encore moins à la vertueuse impression d’aider un enfant pauvre.

Sauf que le résultat final apparaît moins reluisant. En mendiant quelques pièces aux touristes, ces enfants gagnent souvent beaucoup plus d’argent que leurs parents paysans ou ouvriers, ce qui modifie insidieusement les rapports familiaux. Constatant bien vite que la séduction de touristes paye davantage, plusieurs préfèrent la rue à la salle de classe. L’appât du gain conduit les jeunes à abandonner leurs études et parfois même leur famille. Comme le souligne Yoan Pando Diaz, « officiellement les enfants vont à l’école jusqu’à 17 ans. Officieusement, c’est autre chose...  », « Des parents louent leurs enfants à des ‘receleurs’ qui viennent les chercher tous les matins en autobus et qui les laissent sur un coin de rue pour mendier. Ils reviennent les chercher le soir et les enfants remettent leurs gains aux receleurs, qui en donnent une part aux parents et gardent le reste  », explique Geneviève Guay, de l’agence de voyage Peru del Mundo Internacional. Le cercle vicieux de la sollicitation désole l’organisatrice. « Les parents n’y voient pas de problème, car c’est souvent ce que leurs propres parents leur faisaient faire dans leur jeunesse. Une fois devenus trop vieux pour attirer les touristes, ils mettent au monde des enfants pour qu’ils les fassent vivre à leur tour, et ainsi de suite. »

La prostitution juvénile resterait encore un phénomène « marginal » au Pérou, selon Mme Guay. Mais pour les adultes, c’est autre chose, surtout dans les villes et les endroits les plus touristiques. « Certaines Péruviennes racolent les voyageurs seuls, mais pas dans le but de recevoir de l’argent. Ce qu’elles souhaitent avant tout, c’est se faire acheter des cadeaux occidentaux, d’être amenées dans les grands restaurants, les hôtels luxueux... Et si elles doivent coucher avec leur ‘protecteur’ pour obtenir ce semblant de ‘rêve américain’, elles le feront », explique la coordonnatrice.

Les humains ne sont pas les seuls à être bousculés par l’industrie touristique. L’environnement en subit les contrecoups lui aussi. Dans le lac Titicaca, par exemple, l’afflux de voyageurs provoque la prolifération d’algues, probablement de lointaines cousines de nos algues bleues. Incroyable mais vrai, la quantité d’algues oblige les navigateurs à nettoyer leurs hélices en cours de traversée... Pire encore, leur densité conduit à l’eutrophisation de certaines zones du plus haut lac navigable au monde, également le plus grand d’Amérique du Sud.

Plus de touristes, plus de kérosène

L’UNESCO a inscrit pas moins de 10 sites péruviens à sa liste du Patrimoine mondial depuis 1983. De ces merveilles, le sanctuaire historique de Machu Picchu et les « lignes » de Nasca s’imposent comme les plus célèbres. Ces dernières, dont l’origine remonte quelque part entre 500 av. J.-C. et 500 apr. J.-C., ont été passablement malmenées par le tourisme, ou plutôt par les infrastructures nécessaires à l’expansion de celui-ci. En effet, ce réseau de lignes étranges, qui court sur quelque 450 km2 pour former de gigantesques dessins, ou géoglyphes, est maintenant divisé en deux par une route qui coupe littéralement certains symboles en deux ! De plus, comme il est nécessaire d’observer ces énigmes archéologiques du haut des airs, il va sans dire que le volume de kérosène brûlé dans la région est astronomique !

En fait, dans la région du Machu Picchu, l’augmentation de la pollution imputable au transport, composante essentielle de toute excursion, est devenue dramatique. L’avion, l’automobile, l’autobus, le train, les sources d’émanations toxiques se multiplient au même rythme que les profits réalisés sur le dos des touristes. Et on ne pense même pas aux résidents...

Le train contrôlé par la compagnie aérienne chilienne LAN, entre Ollantaytambo et Aguas Calientes, seul accès au site du Machu Picchu, incarne à lui seul une bonne part des absurdités générées par le tourisme. Depuis quelques années, les étrangers circulent dans des wagons confortables, alors que les résidents péruviens doivent se contenter de voyager dans des wagons moins modernes... accompagnés par la tonne de déchets produits quotidiennement dans la quarantaine d’hôtels situés à Aguas Calientes.

Dans la région du Machu Picchu, comme les établissements touristiques consomment une grande proportion de l’eau, de l’électricité et des ressources disponibles, les résidents sont victimes d’inflation galopante et de diverses pénuries chroniques. Et tout cela, c’est sans compter les effets du tourisme de masse sur le Machu Picchu lui-même. Ce site archéologique inca d’envergure, dont le nom signifie « vieille montagne » en quechua, la langue locale, a été couronné récemment comme l’une des sept nouvelles merveilles du monde par l’organisme New Open World Foundation. Ce qui ne l’empêche pas d’être menacé par l’afflux effarant de visiteurs. Car même si les autorités disent vouloir limiter l’entrée à moins de 1 000 personnes par jour, la tentation est trop grande d’en laisser entrer plus. Surtout à 40 $ le billet !

L’UNESCO, qui surveille attentivement le site depuis 1983, estime qu’environ 400 000 touristes ont foulé le sol de l’ancienne cité sacrée durant la seule année 2004, ce qui fait craindre une dégradation accélérée du lieu. Geneviève Guay abonde dans le même sens. « Le sol descend de plusieurs centimètres par année à cause du trop grand nombre de visiteurs. Les spécialistes s’attendent à un glissement de terrain important dans un avenir proche », déplore-t-elle.

L’accès au Wayna Picchu, le pic rocheux qui surplombe le site, est déjà limité à 400 personnes par jour. Quant au mythique Chemin des Incas, qui permet de rejoindre le Machu Picchu en trois ou quatre jours de marche, une résolution gouvernementale de 2002 permet à seulement 500 chanceux de le fouler chaque jour, onze mois par année. Ces tentatives de contrôle prouvent que certains tiennent malgré tout à conserver ce monument et son écosystème particulier le plus longtemps possible, peu importe l’argent disponible.

Pour un tourisme plus profitable

À quelques semaines de la Journée internationale du tourisme, le 27 septembre, il n’est pas inutile de rappeler l’existence d’un Code mondial d’éthique du tourisme, entériné par l’ONU en décembre 2001. Ses 10 articles forment un ensemble de principes défendant un « ordre touristique équitable, responsable et durable ». évidemment, ce Code n’a aucune valeur légale. Pour reprendre les paroles du secrétaire de l’OMT, « (...) ce n’est qu’avec votre coopération que nous pourrons sauvegarder l’avenir de l’activité touristique et accroître la contribution du secteur à la prospérité économique, à la paix et à l’entente entre toutes les nations du monde. »

En fin de compte, les touristes ne doivent pas nécessairement cesser de vouloir découvrir de lointaines contrées et leurs habitants. Mais il leur faut trouver des façons de minimiser leurs empreintes. Ramasser ses déchets, se déplacer à pied plutôt qu’en taxi, donner des pommes aux enfants au lieu de sous, acheter des souvenirs chez l’artisan même et non dans une boutique souvenir : autant de petits gestes apparemment insignifiants qui peuvent finir par faire une grande différence.

Pour plus d’information sur le Code mondial d’éthique du tourisme, consultez le https://www.unwto.org/code_ethics/fr/global.htm.

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RISAL - Réseau d'information et de solidarité avec l'Amérique latine
URL: https://risal.collectifs.net/
Source : Alternatives (https://www.alternatives.ca), août 2007.